Choisir la sobriété pour mieux vaincre la misère ! Camille Gubelmann

Pauvreté ! Un mot déconcertant, malmené, galvaudé ! Tantôt dénonçant un vice, une insuffisance, voire un fléau social, tantôt proclamant une vertu, une plénitude de cœur et d'esprit. A l'aube de la pensée libérale en Occident, le pauvre, quand il était réduit au chômage ou à l'assistanat était méprisé stigmatisé comme un être inutile ou perfide. Ainsi au 18ème, l'agronome anglais Arthur Young considère les pauvres comme des paresseux invétérés : "Chacun, à moins d'être un idiot, sait que les basses classes doivent être maintenues dans la pauvreté, faute de quoi elles ne travailleraient jamais. " (1)

Sieyès, homme politique et essayiste français du 18ème-19èmè siècle est encore plus méprisant à leur égard. Il interpelle ses confrères sur ces "instruments bipèdes, sans liberté, sans moralité, sans intellectualité, ne possédant que des mains peu gagnantes, et une âme absorbée, ne leur servant qu'à souffrir […] Est-ce là ce que vous appelez des hommes ? […] Y en a-t-il un seul qui fut capable d'entrer en société ? " (2)

" De nos jours, constate la journaliste Catherine Herszberg " Le pauvre n’a qu’une citoyenneté réduite. […] il est un assisté (3)   ; un certain ministre n'a pas hésité à dénoncer l'assistanat comme un cancer social. 

Le regard, tout de compassion, que St François d'Assise porte sur la pauvreté et les pauvres, révèle toute l'ambivalence du mot : « Que tous les frères s’appliquent à suivre l’humilité et la pauvreté de notre Seigneur Jésus-Christ et qu’ils se rappellent que, du monde entier, nous ne devons rien avoir d’autre que ce que dit l’Apôtre : si nous avons de quoi manger et nous couvrir, soyons-en contents. Et ils doivent se réjouir quand ils vivent parmi des personnes viles et méprisées, parmi des pauvres et des infirmes …» 

« La pauvreté ne mange pas de brioche. La misère n’a pas de pain ». 

Dans l'entendement ordinaire et plus encore dans le vocabulaire des institutions internationales, "la pauvreté" pointe deux réalités profondément différentes, voire même antagonistes. Abyssale, en effet, est l'abîme qui sépare ceux qui vivent dans une indigence avilissante et souffrent de faim, de ceux qui sans pour autant grignoter de la brioche tous les jours sont en mesure de se nourrir, se vêtir et se loger décemment. Bref de n'être pas réduit à la mendicité et à l'aumône. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde . » (4)   La faim et la malnutrition sont les manifestations les plus mortifiantes de la misère. Quand le corps n'est plus nourri, l'esprit défaille. "C'est dur de se concentrer lorsque la seule chose à laquelle vous pensez est la nourriture " (5)  L'écolier tenaillé par la faim n'est plus réceptif à la parole de l'enseignant. Une anecdote racontée par le Père Tritz illustre cet accablant constat : "Un lycéen d'ERDA Tech pris de malaise est emmené à l'infirmerie. Interrogé par l'infirmière il avoue qu'aujourd'hui c'était son tour de ne pas manger" 
On peut vivre sans brioche si le pain quotidien est disponible en suffisance. La brioche relève du désir et le pain du besoin. C'est là une distinction essentielle qui marque la différence radicale entre pauvreté et misère. Indispensable à la vie est la satisfaction des besoins alors que les mille et un désirs et envies relèvent de l'inutile ou de l'inaccessible au regard de la pauvreté, que celle-ci soit choisie ou subie. Le langage économique a effacé cette distinction majeure. Un unique concept économique appelé "demande du marché", réduit les désirs aux besoins induisant une redoutable confusion. Manger à sa faim chaque jour est un droit au-dessus des lois du marché. Mais les marchés aveuglés par une insatiable recherche du profit, ne distinguant pas entre l'indispensable et le superflu, pétrissent la brioche à la place du pain, cultivent la canne à sucre pour le bioéthanol à la place du riz nourricier, et sacrifient ainsi les cultures vivrières locales aux exigences des multinationales de l'agrobusiness, des hedge funds et autres spéculateurs que Jean Ziegler appelle les requins tigres. De leur fait écrit ce dernier, "la Banque mondiale estime à au moins 44 millions d'hommes, d'enfants et de femmes appartenant aux classes vulnérables […] qui ont rejoint (en 2010) l'armée de la nuit des sous-alimentés mutilés par la faim, la désagrégation familiale, la misère extrême et l'angoisse du jour qui vient. " (6)

Préférer la sobriété pour humaniser la société

Contrairement à la rhétorique économique dominante, le champ de bataille du combat humanitaire n'est pas la pauvreté mais la misère. La réduction de l'une à l'autre est un alibi pernicieux pour justifier la croissance ininterrompue, exponentielle de la richesse matérielle qui épuise les ressources naturelles et menace la vie en polluant notre planète. Selon la doxa dominante, seule la croissance économique serait en mesure d'éradiquer la pauvreté et gagner le combat contre l'extrême pauvreté . Inoxydable chimère des discours fallacieusement qualifiés de pédagogiques sur les sorties des crises à répétition ! Chimère mortifère qui condamne au nom de la compétitivité des centaines de millions de travailleurs dans les pays du Tiers Monde à peiner dans des conditions inhumaines, dégradantes, les emprisonnant dans une misère sans issue, à l'image des travailleuses du textile de Rana Plaza au Bengladesh qui n'est que "le dernier d’une longue série dans l’industrie du textile au Bangladesh" signale Peuples Solidaires (7)
Sans une aide inconditionnelle, ceux qui sont pris dans cette nasse impitoyable n'ont aucune chance de s'en évader. 

Une infime minorité se goinfre au détriment de l'humanité la plus misérable.

L'accumulation obscène d'une richesse insensée entre leurs mains devient détestable parce qu'elle précipite des milliards d'individus dans le dénuement et la désolation. Selon le rapport Oxfam de janvier 2014 " la richesse des 1 % les plus riches s'élève à 110 000 milliards de dollars. C'est 65 fois la richesse totale de la moitié la moins riche de la population mondiale."
Comment dans ces conditions ne pas considérer la pauvreté évangélique comme une vertu cardinale, expression d'un monde juste et respectueux des contraintes écologiques ! "Se pose la question radicale de la réduction nécessaire, choisie ou contrainte, de nos habitudes de consommation en raison de la pénurie de minerais et du caractère insoutenable de l'exploitation de toutes les énergies fossiles disponibles " (8)

La croissance actuelle très inégalitaire, spoliatrice des plus démunis, sollicite l'action humanitaire pour adoucir leurs souffrances et contenir les révoltes. Cependant, malgré la grande générosité des donateurs et le dévouement de toutes celles et tous ceux qui œuvrent dans les multiples ONG et associations d'entre-aide, celle-ci sera génériquement impuissante à humaniser la société. Que tous entendent l'intelligence et la sagesse de la parole du pape François et substitue au pessimisme de la raison l'optimisme de la volonté :"Lorsque le pouvoir, le luxe et l’argent deviennent des idoles, ils prennent le pas sur l’exigence d’une distribution équitable des richesses. C’est pourquoi il est nécessaire que les consciences se convertissent à la justice, à l’égalité, à la sobriété et au partage. " (9)

Notes : 
1. Arthur Young, cité in Richard H. Tawney, La Religion et l'Essor du Capitalisme 
2. Cité par Domenico Losurdo dans son ouvrage "Conter-Histoire du libéralisme" page108 
3. Interview de Catherine Herszberg dans Paris Match n° 3283, avril 2012, à propos de son livre « Mais pourquoi sont-ils pauvres" Ed. Seuil, 
4. Albert Camus 
5. Cité par Jean Ziegler dans son livre " Destruction massive - Géopolitique de la faim" page 73 - Le Point Editions du seuil 
6.Ibid. Ziegler dans son livre " Destruction massive - Géopolitique de la faim" page 325 
8.Cécille Renouard in " Justice écologique et responsabilité politique de l'entreprise" -Revue Etudes - Mai 2014 
9 . Message de Carême 2014 du pape François